CHAPITRE VIII

Nous repartîmes lentement vers la ville à la suite des femmes, puis nous regagnâmes nos logements séparés. Les gardes Tohan nous avaient rattrapés en chemin, et ils nous escortèrent jusqu’à l’entrée de l’auberge. Ils restèrent dehors tandis qu’un, de nos guerriers Otori montait la garde dans le couloir.

— Demain, nous irons à Terayama, déclara sire Shigeru alors que nous nous apprêtions à nous coucher. Je dois me rendre sur la tombe de Takeshi et présenter mes respects à l’abbé, qui était un vieil ami de mon père. Je lui ai apporté des cadeaux de Hagi.

Nous avions emporté avec nous quantité de cadeaux, qui remplissaient les bâts de nos chevaux de somme à côté de nos bagages, des vêtements pour le mariage et des provisions de bouche. Je ne me souciai pas outre mesure du coffret de bois qu’il entendait porter à Terayama, ni de son contenu. D’autres désirs et d’autres inquiétudes m’agitaient sans relâche.

La chambre était aussi étouffante que je l’avais redouté. Je ne parvenais pas à fermer l’œil. J’entendis les cloches du temple à minuit, puis tous les bruits furent suffoqués par le couvre-feu, en dehors des gémissements pitoyables des mourants suspendus aux murs du château.

Je finis par me lever. Je n’avais pas vraiment de plan en tête, seule mon insomnie me poussait ainsi à l’action. Kenji et Shigeru dormaient, et je constatai que le garde du couloir somnolait. Saisissant la boîte étanche où Kenji conservait des capsules de poison, je la glissai dans mon vêtement de dessous. Je revêtis des habits de voyage noirs et emportai le petit sabre, de fines cordelettes, deux grappins et une corde dissimulés dans le coffre de bois. Chacun de ces gestes prenait du temps, car je devais les exécuter en silence, mais pour nous, membres de la Tribu, la réalité du temps est différente, et nous le dilatons ou l’accélérons à notre guise. Je n’étais pas pressé, et je savais que mes deux compagnons endormis ne se réveilleraient pas.

Le garde remua quand je passai à côté de lui. Je me rendis aux cabinets pour me soulager, et j’envoyai mon second moi rentrer dans la chambre en repassant près de l’homme. J’attendis qu’il soit de nouveau assoupi, puis je me rendis invisible, escaladai le mur de la cour intérieure et atterris d’un bond dans la rue.

J’entendais les gardes Tohan à la porte de l’auberge, et je savais que des patrouilles sillonnaient les rues. Une part de mon esprit avait conscience du danger, et même de la folie de ce que j’entreprenais, mais je ne pouvais résister à mon impulsion. J’avais envie de tester avant notre arrivée à Inuyama les talents que Kenji m’avait inculqués, et surtout je voulais tout simplement faire taire les gémissements s’élevant du château, afin de pouvoir enfin dormir.

Je me faufilai dans le dédale des rues étroites, et rejoignis le château par un itinéraire tortueux. On apercevait encore de la lumière derrière les volets de quelques maisons, mais la plupart étaient déjà plongées dans l’obscurité. Je saisis au passage des bribes de conversation : un homme consolait une femme en pleurs, un enfant babillait comme si la fièvre le faisait délirer, une voix chantait une berceuse, des ivrognes se disputaient. J’arrivai à la grand-rue menant droit aux douves et au pont de la forteresse. Elle était bordée d’un canal empoissonné de carpes en prévision d’un siège. La plupart des poissons dormaient, et leurs écailles luisaient faiblement au clair de lune. De temps en temps, l’un d’eux se réveillait et battait l’eau d’un brusque coup de queue. Je me demandai s’ils rêvaient.

Je progressais de porte en porte, les oreilles tendues vers la moindre rumeur de pas, le moindre cliquetis d’acier. Les patrouilles ne m’inquiétaient pas outre mesure : je savais que je les entendrais bien avant qu’elles s’aperçoivent de ma présence, et surtout j’étais protégé par mon don d’invisibilité et de dédoublement. Quand je parvins au bout de la rue et vis les eaux des douves éclairées par la lune, j’étais à peu près affranchi de toute pensée en dehors d’une satisfaction intense au fond de moi à l’idée d’être un Kikuta et d’accomplir ce pour quoi j’étais né. Seuls les membres de la Tribu connaissent ce sentiment.

Du côté de la cité, les douves étaient bordées d’un bouquet de saules dont le lourd feuillage d’été plongeait dans les eaux. Dans une perspective strictement défensive, il aurait fallu les supprimer. Peut-être un habitant du château, l’épouse ou la mère du seigneur, aimait la beauté de ces arbres dont les branches, au clair de lune, paraissaient couvertes de givre. Il n’y avait pas un souffle de vent. Je me glissai entre eux, m’accroupis et contemplai longuement le château.

Il était plus vaste que ceux de Tsuwano ou même de Hagi, mais de conception analogue. Je distinguais vaguement les contours des corbeilles sur les murs blancs du donjon derrière la seconde porte du côté sud. Il fallait que je traverse les douves à la nage, que j’escalade le mur de pierre et passe par-dessus la première porte, puis que je franchisse le pont et la seconde porte avant de monter sur le donjon d’où je devrais descendre jusqu’aux corbeilles.

J’entendis des pas et m’aplatis sur le sol. Une troupe de gardes s’approchait du pont. Une autre patrouille sortait du château, et les hommes échangèrent quelques mots.

— Rien à signaler ?

— Quelques réfractaires au couvre-feu, comme d’habitude.

— Qu’est-ce que ça pue !

— Ce sera pire demain. Il va faire encore plus chaud.

Le premier groupe s’enfonça dans la ville tandis que les autres franchissaient le pont et montaient les marches menant à la porte. Une voix leur demanda en criant le mot de passe, ils répondirent. J’entendis le craquement des barres qu’on écartait pour ouvrir. Puis la porte se referma violemment, et les pas s’éloignèrent.

De ma place, sous les saules, je sentais l’odeur d’eau stagnante des douves, à laquelle se mêlait une autre puanteur : des relents de corruption humaine, exhalés par des corps vivants en train de pourrir lentement.

Au bord de l’eau, des graminées étaient en fleurs et quelques iris tardifs s’épanouissaient. Des grenouilles coassaient, des grillons stridulaient. L’air brûlant de la nuit caressait mon visage. Deux cygnes, d’une blancheur inconcevable, glissaient sur le sillage argenté de la lune.

Je remplis mes poumons et plongeai dans l’eau. Je nageai près du fond en me dirigeant légèrement en aval, de façon à refaire surface dans l’ombre du pont. Les pierres énormes du mur des douves offraient des prises naturelles pour l’escalade. J’étais surtout inquiet à l’idée qu’on puisse me voir sur la pierre claire, car je ne pouvais rester invisible que deux ou trois minutes d’affilée. Le temps qui avait coulé avec une telle lenteur s’accéléra brusquement. Je grimpai à toute allure, comme un singe. À la première porte, j’entendis les voix des gardes rentrant après avoir fait leur ronde. Je me tapis contre une gouttière, me rendis invisible et profitai du bruit de leurs pas pour jeter discrètement mes grappins par-dessus le surplomb massif de la muraille.

Je me hissai sur le toit de tuiles et courus jusqu’à la passerelle du côté sud. Les corbeilles où des hommes agonisaient étaient juste au-dessus de ma tête, ou presque. L’un d’eux ne cessait d’implorer qu’on lui donne à boire, un autre poussait des gémissements inarticulés alors que son voisin répétait le nom du dieu secret d’une voix rapide, monotone, qui me donna la chair de poule. Le quatrième était absolument silencieux. L’odeur du sang et des excréments me prit à la gorge. Je tentai de me boucher le nez, de fermer mes oreilles pour échapper à cette puanteur, à ces voix. Je regardai mes mains à la lueur de la lune.

Il fallait que je passe au-dessus de la salle des gardes, que j’entendais discuter en préparant du thé. Quand la bouilloire cliqueta au bout de sa chaîne de fer, je jetai mes grappins pour escalader le donjon jusqu’au parapet auquel les corbeilles étaient fixées.

Elles étaient suspendues par des cordes à environ douze mètres au-dessus du sol, et chacune était juste assez grande pour contenir un homme à genoux, la tête inclinée en avant, les bras attachés dans le dos. Ces cordes paraissaient suffisamment solides pour supporter mon poids, mais quand j’en vérifiai une la corbeille à l’autre bout se mit brusquement à osciller et son occupant poussa un cri de terreur qui sembla faire voler la nuit en éclats. Je me figeai. L’homme sanglota un instant, puis se remit à chuchoter :

— De l’eau ! De l’eau !

Nul ne lui répondit, en dehors d’un chien qui aboya au loin. La lune se rapprochait des montagnes, derrière lesquelles elle disparaîtrait bientôt. La ville était endormie, paisible.

Quand la lune se fut couchée, je contrôlai que mon grappin était solidement arrimé au parapet, sortis les capsules de poison et les glissai dans ma bouche. Puis je descendis le mur en me servant de ma propre corde et en vérifiant à chaque instant la prise sous mes pieds.

Arrivé à la première corbeille, je détachai de ma tête mon bandeau encore humide de l’eau du fleuve et parvins à le glisser à travers les mailles d’osier de manière à le tenir devant le visage du prisonnier. Je l’entendis sucer en prononçant des paroles incohérentes.

— Je ne puis vous sauver, chuchotai-je, mais j’ai du poison. Il vous donnera une mort rapide.

Il pressa son visage contre la paroi d’osier et ouvrit la bouche.

Le suivant n’était pas en état de m’entendre, mais comme sa tête s’était affaissée sur le côté je pus atteindre la carotide et mettre fin à ses gémissements sans le faire souffrir.

Après quoi je dus remonter sur le parapet pour changer la position de ma corde, car je ne pouvais accéder aux autres corbeilles. Mes bras étaient endoloris, et je n’avais que trop conscience des pavés de la cour s’étendant à mes pieds. Quand j’approchai du troisième homme, celui qui priait, il fixa sur moi ses yeux sombres et éveillés. Je murmurai une des prières des Invisibles et sortis la capsule de poison.

— C’est défendu, dit-il.

— Je prends sur moi tout le péché, chuchotai-je. Tu es innocent. Tu seras pardonné.

Lorsque j’introduisis la capsule dans sa bouche, il dessina du bout de la langue sur ma paume le signe des Invisibles. Je l’entendis prier, puis il se tut à jamais.

Je ne sentis aucune pulsation dans le cou du quatrième, mais bien qu’il fût déjà mort j’utilisai ma cordelette pour l’étrangler, pour plus de sûreté, en comptant les minutes à voix basse.

J’entendis le premier coq chanter. Quand je remontai sur le parapet, la nuit était plongée dans un profond silence. J’avais fait taire les cris et les gémissements. Je pensais que le contraste de cette paix soudaine réveillerait les gardes à coup sûr, et j’entendais mon propre cœur battre la chamade.

Je revins par le même chemin qu’à l’aller, en me laissant tomber au sol sans même m’aider du grappin, avec des mouvements encore plus rapides que la première fois. Un autre coq chanta, suivi d’un troisième. La ville allait bientôt sortir du sommeil. J’étais trempé de sueur, et l’eau des douves me parut glaciale. Mon souffle ne suffit pas pour tout le trajet et je refis surface un peu avant d’avoir rejoint les saules, au grand émoi des cygnes. Je repris une inspiration et plongeai de nouveau.

Je montai sur la berge et me dirigeai vers le bosquet dans l’intention de m’y asseoir un instant, le temps de reprendre haleine. Le ciel s’éclaircissait. J’étais épuisé, et peinais à garder intacts mon sang-froid et ma concentration. Ce que je venais de faire me paraissait presque irréel.

Avec horreur, j’entendis un homme bouger sous les saules. Ce n’était pas un soldat, me sembla-t-il, mais un paria quelconque, peut-être un corroyeur à en juger par l’odeur de tannerie dont il était imprégné. Avant que j’aie pu retrouver la force de me rendre invisible, il m’avait vu. Et ce regard suffit pour que je réalise en un éclair qu’il savait ce que j’avais fait.

« Non, je ne tuerai pas à nouveau », pensai-je, révolté à l’idée que cette fois il ne s’agirait pas d’une délivrance mais d’un meurtre. Je sentais sur mes propres mains l’odeur du sang et de la mort. Je décidai de laisser la vie sauve à cet homme, abandonnai mon second moi sous l’arbre et me retrouvai en un instant de l’autre côté de la rue.

Je prêtai l’oreille quelques minutes, et entendis l’homme parler à mon image avant qu’elle ne se dissipe.

— Pardonnez-moi, noble seigneur, dit-il. Voilà trois jours que j’écoute souffrir mon frère. Soyez remercié. Que le secret soit avec vous et vous bénisse.

Puis mon second moi s’évanouit, et le malheureux s’écria dans sa terreur et sa stupéfaction :

— Un ange !

J’entendis son souffle bouleversé, proche des sanglots, tandis que je courais de porte en porte. J’espérais qu’aucune patrouille ne tomberait sur lui, et qu’il ne parlerait pas de ce qu’il avait vu. Je me rassurai en songeant qu’il faisait partie des Invisibles, et que ceux-ci emportent leurs secrets dans la tombe.

Le mur d’enceinte de l’auberge était assez bas pour qu’un bond suffise à le franchir. Je retournai aux cabinets puis au bassin, où je crachai les capsules restantes avant de me laver le visage et les mains comme si je venais juste de me lever. Quand je passai à côté du garde, il était à moitié réveillé.

— Il fait déjà jour ? marmotta-t-il.

— Il reste une heure avant l’aube, répliquai-je.

— Vous êtes pâle, sire Takeo. Vous avez été souffrant ?

— Un peu de colique, rien de plus.

— Cette sale nourriture Tohan, grogna-t-il, et nous éclatâmes de rire.

— Voulez-vous du thé ? proposa-t-il. Je vais sortir du lit les servantes.

— Plus tard. Je vais essayer de dormir un moment. Je fis coulisser la porte et me glissai dans la chambre. Les ténèbres se teintaient à peine de gris. En entendant sa respiration, je compris que Kenji était éveillé.

— Où étais-tu ? chuchota-t-il.

— Aux cabinets. Je ne me sentais pas bien.

— Depuis minuit ? dit-il d’une voix incrédule. J’ôtai mes vêtements mouillés en cachant en même temps mes armés sous le matelas.

— Non, ça n’a pas duré si longtemps. Vous dormiez. Il tendit la main pour palper mes vêtements de dessous.

— Tu es trempé ! Tu t’es baigné dans le fleuve ?

— Je vous ai dit que j’étais malade. Peut-être n’ai-je pas pu me rendre à temps aux cabinets.

Kenji me donna une claque sur l’épaule, et j’entendis sire Shigeru se réveiller.

— Que se passe-t-il ? murmura-t-il.

— Takeo a passé la nuit dehors. Je me suis fait du souci pour lui.

— Je n’arrivais pas à dormir, me justifiai-je. Je suis juste sorti faire un tour. Je l’ai déjà fait avant, à Hagi et à Tsuwano.

— Je sais, rétorqua Kenji, mais nous étions alors en pays Otori. C’est beaucoup plus dangereux ici.

— De toute façon, je suis rentré, maintenant.

Je me glissai sous la couverture, la remontai sur ma tête et sombrai presque immédiatement dans un sommeil aussi profond et dépourvu de rêves que la mort.

Je fus réveillé par les croassements des corneilles. Je n’avais dormi qu’environ trois heures, mais me sentais reposé et paisible. Je ne pensais pas à la nuit passée. En fait, je ne m’en souvenais que vaguement, comme si j’avais agi en état de transe. Il faisait une de ces journées si rares de la fin de l’été, où règnent un ciel limpide et bleu et un air doux et chaud, sans rien d’étouffant. Une servante entra dans la chambre avec le plateau du déjeuner. Après s’être inclinée et avoir servi le thé, elle me dit d’une voix tranquille :

— Sire Otori vous attend aux écuries. Il vous demande de le rejoindre dès que possible. Et votre professeur souhaite que vous emportiez votre matériel à dessin.

J’acquiesçai de la tête, la bouche pleine. Elle ajouta :

— Je vais faire sécher vos vêtements.

— Emportez-les plus tard, lui dis-je, n’ayant guère envie qu’elle découvre les armes.

Dès qu’elle fut sortie, je bondis sur mes pieds, m’habillai et cachai grappins et cordes dans le double fond du coffre de voyage où Kenji les avait rangés. Je pris mon étui à pinceaux et la boîte de laque contenant la pierre à encre, et je les enveloppai dans une étoffe. Puis je glissai mon sabre dans ma ceinture, m’imprégnai un instant de mon personnage d’artiste studieux et me dirigeai vers les écuries.

En passant devant la cuisine, j’entendis une servante chuchoter :

— Ils sont tous morts dans la nuit. On dit qu’un ange de la mort est venu…

Je continuai d’avancer les yeux baissés, en m’arrangeant pour que ma démarche ait l’air légèrement empruntée. Les dames étaient déjà sur leurs montures. Sire Shigeru conversait avec Abe, et je compris que ce dernier allait nous accompagner. Un jeune guerrier Tohan debout à côté d’eux tenait deux chevaux par la bride, tandis qu’un palefrenier se chargeait de Kyu, le destrier de sire Shigeru, et de mon Raku.

— Allez, dépêchez-vous ! s’écria Abe en me voyant. Nous n’allons pas passer la journée à vous attendre pendant que vous vous prélassez au lit.

— Présentez vos excuses à sire Abe, dit sire Shigeru avec un soupir.

— Je suis confus, mon retard est inexcusable, lançai-je précipitamment en m’inclinant jusqu’à terre en direction d’Abe et des dames.

J’essayai de ne pas regarder Kaede.

— J’ai étudié jusque tard dans la nuit.

Puis je me tournai vers Kenji et m’adressai à lui d’un ton déférent :

— J’ai apporté mon matériel à dessin, sieur Kenji.

— C’est bien, répliqua-t-il. Vous allez voir des œuvres remarquables à Terayama, et peut-être même aurez-vous le temps d’en copier quelques-unes.

Sire Shigeru et Abe enfourchèrent leurs destriers, et le palefrenier m’amena Raku. Mon cheval était content de me voir, et il fourra son museau sur mon épaule. Je fis comme s’il me déséquilibrait et trébuchai légèrement. Puis je m’approchai du flanc droit de Raku et feignis d’avoir quelque difficulté à me hisser sur ma monture.

— Espérons qu’il est plus doué pour le dessin que pour l’équitation, se moqua Abe.

— Hélas, ses talents artistiques n’ont rien d’extraordinaire.

Je sentis que le mécontentement de Kenji à mon égard n’était pas feint.

Je ne répondis ni à l’un ni à l’autre, me contentant d’étudier la nuque d’Abe tandis qu’il chevauchait devant moi, en imaginant l’effet que cela ferait de serrer une corde autour de son cou ou de plonger un poignard dans sa chair ferme.

Ces sombres pensées m’occupèrent jusqu’au moment où nous eûmes franchi le pont qui menait hors de la ville. Je tombai alors sous le charme de la beauté du jour. La campagne pansait ses plaies après les ravages de la tempête. Des liserons épanouissaient leurs corolles d’un bleu éclatant, même aux endroits où leurs sarments arrachés gisaient dans la boue. Des martins-pêcheurs traversaient le fleuve en un éclair, et des aigrettes et des hérons se tenaient debout dans les eaux basses. D’innombrables libellules, appartenant à une douzaine d’espèces différentes, voletaient autour de nous tandis que nos chevaux en s’avançant faisaient s’envoler des papillons jaunes ou d’un brun orangé.

Nous traversâmes la plaine du fleuve au milieu de rizières d’un vert lumineux, où les plants couchés par la tempête commençaient déjà à redresser la tête. Partout, un peuple laborieux s’activait. Les paysans semblaient même gais, malgré le paysage ravagé qui s’étendait autour d’eux. Ils me rappelaient les gens de mon village, leur esprit qui ne pliait jamais face aux désastres, leur croyance inébranlable que quoi qu’il pût leur arriver, la vie était foncièrement bonne et le monde bienveillant. Je me demandais combien d’années sous la férule des Tohan seraient encore nécessaires pour extirper cette croyance de leur cœur.

Les rizières firent place à des potagers en terrasses puis, comme le chemin devenait plus escarpé, à des bois de bambous qui nous emprisonnèrent dans leur pénombre d’un vert argenté avant d’être remplacés à leur tour par des pins et des cèdres. Le sol couvert d’une épaisse couche d’aiguilles étouffait le bruit des sabots de nos chevaux.

La forêt impénétrable s’étendait autour de nous. De temps en temps, nous croisions des pèlerins affrontant le pénible trajet menant à la montagne sacrée. Nous avancions les uns derrière les autres, ce qui rendait difficiles les conversations. Je savais que Kenji brûlait de m’interroger sur la nuit passée, mais je n’avais pas envie d’en parler, ni même d’y penser.

Après presque trois heures de route, nous atteignîmes le petit groupe de bâtiments entourant la porte extérieure du temple. Une hôtellerie était prévue pour les visiteurs. On emmena nos chevaux pour les nourrir et les abreuver, et on nous servit le déjeuner, des plats de légumes très simples préparés par les moines.

— Je me sens lasse, dit dame Maruyama quand nous eûmes terminé ce repas frugal. Sire Abe, je vous serais reconnaissante de rester ici avec dame Shirakawa et moi-même afin que nous prenions un peu de repos.

Il ne put refuser, bien qu’il lui coûtât manifestement de ne pas garder sire Shigeru sous ses yeux.

Celui-ci me donna le coffret de bois en me demandant de le porter en haut de la colline, et je pris également mon propre baluchon contenant encre et pinceaux. Le jeune guerrier Tohan nous suivit, l’air légèrement renfrogné, comme si cette expédition ne lui disait rien de bon, mais il était difficile même à des esprits soupçonneux de trouver à y redire. Sire Shigeru ne pouvait guère passer si près de Terayama sans se rendre sur la tombe de son frère, d’autant que c’était le premier anniversaire de sa disparition et que la fête des Morts battait son plein.

Nous commençâmes l’ascension de l’escalier de pierre aux marches raides. Le temple était bâti à flanc de montagne, à proximité d’un autel d’une vénérable antiquité. Les arbres du bois sacré devaient avoir quatre ou cinq siècles. Leurs troncs énormes montaient à l’assaut de la voûte de feuillage et les racines noueuses s’accrochaient au sol moussu comme des esprits de la forêt. J’entendais dans le lointain les litanies des moines et le bourdonnement des cloches et des gongs, se détachant sur le fond des voix de la forêt, les min-min, l’éclaboussement d’une cascade, le vent dans les arbres, les chants d’oiseaux. Mon allégresse devant la beauté du jour céda la place à un sentiment plus profond, où l’espoir se mêlait à la crainte, comme si un secret immense et merveilleux était sur le point de se révéler à moi.

Nous finîmes par atteindre la seconde porte, où un nouveau groupe de bâtiments abritaient des pèlerins et autres visiteurs. Nous fûmes priés d’attendre, et on nous servit du thé. Quelques instants plus tard, deux prêtres s’approchèrent de nous. L’un était un vieillard plutôt petit, auquel son grand âge donnait un air de fragilité mais qui avait des yeux brillants et un visage respirant la sérénité. L’autre était beaucoup plus jeune, avec un visage sévère et un corps robuste.

— Vous êtes le bienvenu en ces lieux, sire Otori, dit le vieillard.

En entendant ces mots, le guerrier Tohan s’assombrit encore davantage.

— C’est avec un profond chagrin que nous avons procédé à l’inhumation de sire Takeshi. Bien entendu, vous êtes venu pour vous rendre sur sa tombe.

— Restez ici avec Muto Kenji, dit sire Shigeru au soldat avant de s’avancer avec moi à la suite du prêtre en direction du cimetière, où les sépultures étaient alignées à l’ombre d’arbres gigantesques.

Quelqu’un brûlait du bois et la fumée se déployait sous les feuillages, en teintant de bleu les rayons du soleil.

Nous nous agenouillâmes tous trois en silence. Quelques instants plus tard, le jeune prêtre arriva avec des bougies et de l’encens qu’il tendit à sire Shigeru, qui les plaça devant la pierre tombale. Le doux parfum flotta autour de nous. La lueur des lampes ne tremblait pas, car il n’y avait pas de vent, mais on avait peine à distinguer les flammes dans l’éclat du soleil. Shigeru sortit à son tour deux objets de sa manche : un galet noir comme ceux qu’on trouve au bord de la mer, dans les environs de Hagi, et un cheval de paille, sans doute un jouet d’enfant. Il les posa tous deux sur la tombe.

Zone de Texte: rJe me souvins des larmes qu’il avait versées durant la nuit qui suivit notre première rencontre. Maintenant je comprenais son chagrin, mais aucun de nous ne pleurait.

Au bout d’un moment, le prêtre se leva en effleurant l’épaule du seigneur, et nous le suivîmes dans l’édifice principal de ce temple isolé. Il était construit en bois de cyprès et de cèdre, dont les couleurs pâlies avaient pris avec le temps des reflets argentés. Ses dimensions semblaient modestes, mais les proportions parfaites de sa salle centrale donnaient un sentiment d’espace et de tranquillité et amenaient le regard à s’élever jusqu’aux hauteurs où la statue dorée de l’illuminé semblait flotter parmi les flammes des bougies comme dans la lumière même du paradis.

Après avoir ôté nos sandales, nous gravîmes les marches conduisant dans la salle. Le jeune prêtre apporta de nouveau de l’encens, que nous déposâmes aux pieds brillants de la statue. S’agenouillant près de nous, il commença à psalmodier un des sutras pour les morts.

Il faisait sombre à l’intérieur et j’étais ébloui par les bougies, mais j’entendais d’autres respirations de l’autre côté de l’autel. Quand mes yeux se furent habitués à la pénombre, je distinguai les silhouettes assises de moines plongés dans une méditation silencieuse. Je me rendis compte que salle était beaucoup plus vaste que je n’avais d’abord imaginé, et que des moines y étaient rassemblés en grand nombre, peut-être même par centaines.

Bien que je fusse élevé parmi les Invisibles, ma mère m’emmenait dans les temples et les sanctuaires de notre région, de sorte que je n’étais pas totalement ignorant des enseignements de l’illuminé. Cette fois encore, comme souvent dans le passé, je me dis que la rumeur et l’apparence d’hommes en prière étaient toujours semblables. La paix régnant en ces lieux bouleversa mon âme. Que faisais-je ici, moi, un assassin dont le cœur n’aspirait qu’à la vengeance ?

Quand la cérémonie fut terminée, nous rejoignîmes Kenji qui paraissait fort occupé à entretenir le Tohan d’art et de religion.

— Nous avons un présent pour l’abbé, dit sire Shigeru en prenant le coffret que j’avais laissé près de Kenji.

Le regard du vieux prêtre se mit à pétiller.

— Je vais vous mener auprès de lui.

— Et ces jeunes gens seraient ravis de voir les peintures, intervint Kenji.

— Makoto les leur montrera. Veuillez-me suivre, sire Otori.

Le soldat Tohan resta interdit en voyant le seigneur disparaître derrière l’autel avec le vieillard. Il fit mine de leur emboîter le pas, mais Makoto sembla lui barrer le chemin sans geste ni menace d’aucune sorte.

— Par ici, jeune homme !

Avec une assurance tranquille, il réussit comme par enchantement à nous faire sortir tous trois du temple et nous mena par un chemin en rondins à un bâtiment plus petit.

— Le grand peintre Sesshu a vécu dans ce temple pendant dix ans, nous dit-il. Il a dessiné les jardins et peint des paysages, des mammifères et des oiseaux. Ces écrans de bois sont son œuvre.

— Voilà un artiste digne de ce nom ! s’exclama Kenji de sa voix bougonne de professeur.

— Oui, maître, approuvai-je.

Je n’avais pas besoin de feindre l’humilité : les peintures que nous avions sous les yeux étaient d’une splendeur intimidante. Ce cheval noir, ces grues immaculées, semblaient avoir été saisis et figés dans l’espace d’un instant par l’art consommé du peintre. On avait l’impression que le charme allait être rompu d’une minute à l’autre, que le cheval allait trépigner et se cabrer, que les grues allaient nous voir et s’élancer dans le ciel. L’artiste avait réussi ce à quoi nous aspirons tous : capturer le temps et l’immobiliser.

L’écran le plus proche de la porte semblait vide. Je le scrutai, croyant que les couleurs avaient dû se faner. Makoto déclara :

— Des oiseaux étaient peints dessus, mais la légende dit qu’ils étaient si vivants qu’ils se sont envolés.

— Tu vois tout ce qu’il te reste à apprendre, me lança Kenji.

Je trouvai qu’il en faisait un peu trop mais le guerrier Tohan me jeta un regard de mépris puis sortit, après un bref coup d’œil sur les peintures, et s’assit à l’ombre d’un arbre.

Je pris la pierre à encre et Makoto m’apporta de l’eau. Après avoir préparé l’encre, je déployai un rouleau de papier. Je voulais suivre la main du maître et voir si je serais capable d’imprégner mon pinceau, en franchissant le gouffre des années qui nous séparaient, d’un fragment de sa vision.

Dehors, l’éclat de l’après-midi était à son apogée, encore intensifié par le chant strident des grillons.

Les arbres projetaient de vastes ombres noires comme de l’encre. La salle était plus fraîche, plongée dans la pénombre. Le temps s’alanguissait. J’entendis le souffle régulier du jeune soldat quand il s’endormit.

— Les jardins sont également l’œuvre de Sesshu, dit Makoto.

Il s’assit avec Kenji sur les nattes, en tournant le dos aux peintures et à moi-même, pour contempler les rochers et les arbres. Une cascade murmurait au loin, et j’entendis roucouler deux colombes. De temps en temps, Kenji faisait une remarque ou posait une question sur le jardin, et Makoto répondait. Mais leur conversation devint de plus en plus décousue, jusqu’au moment où ils semblèrent gagnés à leur tour par une douce somnolence.

Seul avec mon pinceau et mon papier, face à ces peintures incomparables, je sentis en moi la même concentration, le même sang-froid qui m’avaient habité la nuit passée, et je tombai cette fois encore dans un véritable état de transe. J’étais un peu attristé par cette similitude entre les talents de la Tribu et la virtuosité de l’art. Je fus pris d’une envie irrésistible de m’installer ici pendant dix ans, comme le grand Sesshu, et de passer mes journées à peindre et à dessiner jusqu’à ce que mes œuvres deviennent vivantes et s’envolent.

Je fis des copies du cheval et des grues, avec un résultat qui me laissa cruellement insatisfait, puis je peignis le petit oiseau de mes montagnes tel que je l’avais vu s’enfuir à mon approche, dans un battement d’ailes jetant comme un éclair de blancheur.

Mon travail m’absorbait tout entier. J’entendais au loin la voix de sire Shigeru conversant avec le vieux prêtre. Je n’écoutais pas vraiment. Je supposais que le seigneur cherchait un soutien spirituel auprès du vieillard, dans un domaine tout personnel. Mais leurs propos me parvenaient malgré moi, et je me rendis compte peu à peu qu’ils abordaient des sujets bien différents : le poids accablant des nouveaux impôts, la liberté sans cesse restreinte, le désir d’Iida de détruire les temples et l’existence de plusieurs milliers de moines recevant une formation militaire dans des monastères isolés et brûlant d’abattre les Tohan pour restituer leurs terres aux Otori.

Je souris tristement. Ma vision du temple comme un lieu de paix, à l’écart de la guerre, se révélait passablement erronée. Les prêtres et les moines étaient aussi belliqueux que nous, aussi assoiffés de vengeance.

Je fis une nouvelle copie du cheval, qui me satisfit davantage. J’avais capté quelque chose de sa force fougueuse. J’eus le sentiment que l’esprit de Sesshu était bel et bien entré en contact avec moi par-delà le temps, et qu’il m’avait peut-être rappelé que lorsque la vérité fait voler en éclats les illusions, le talent est enfin libre de s’exprimer.

Puis j’entendis un autre son, montant du chemin, et mon cœur s’affola : la voix de Kaede. Les dames et Abe étaient en train de gravir l’escalier menant à la seconde porte. J’appelai Kenji à voix basse :

— Les autres arrivent.

Makoto bondit sur ses pieds et sortit sans un bruit. Quelques minutes plus tard, le vieux prêtre et sire Shigeru entrèrent dans la salle, où je mettais la dernière touche à ma copie du cheval.

— Je vois que Sesshu vous a inspiré ! dit le vieillard en souriant.

Je donnai la copie à sire Shigeru. Quand les dames et Abe nous rejoignirent, il était assis à la regarder. Le guerrier Tohan se réveilla et essaya de faire comme s’il n’avait pas dormi. La conversation roula exclusivement sur les peintures et les jardins. Dame Maruyama se montra particulièrement prévenante envers Abe, sollicitant sans cesse son opinion et le flattant au point que même lui finit par s’intéresser au sujet.

Kaede regarda le croquis de l’oiseau.

— Puis-je garder cette esquisse ? demanda-t-elle.

— Si elle vous plaît, dame Shirakawa, répondis-je. Je crains qu’elle ne soit fort médiocre.

— Elle me plaît, dit-elle à voix basse. Elle me fait penser à la liberté.

La canicule était telle que l’encre avait déjà séché, j’enroulai la feuille et la donnai à Kaede, en effleurant un instant ses doigts. C’était la première fois que nous nous touchions. Aucun de nous n’ajouta un mot. La chaleur parut plus intense, le chant des grillons plus obsédant. Je sentis soudain la fatigue me submerger. J’avais la tête qui tournait à force d’émotion et de manque de sommeil. Mes doigts avaient perdu leur assurance et tremblaient pendant que je rangeais mon matériel.

— Allons nous promener au jardin, dit sire Shigeru en entraînant les dames à l’extérieur.

Je sentis le regard du vieux prêtre posé sur moi.

— Revenez nous voir, murmura-t-il. Quand tout sera terminé. Vous serez toujours le bienvenu ici.

Je songeai aux troubles et aux révolutions que ce temple avait vus, aux batailles qui faisaient rage autour de lui. Il paraissait si tranquille : les arbres n’avaient pas changé depuis des siècles, l’illuminé restait assis au milieu des bougies en esquissant son sourire serein. Même en ce lieu de paix, cependant, les hommes préparaient la guerre. Jamais je ne pourrais me retirer dans une solitude consacrée à la peinture et aux jardins tant qu’Iida ne serait pas mort.

— Y aura-t-il jamais une fin ? répliquai-je.

— Tout ce qui a un commencement a une fin.

Je m’inclinai jusqu’au sol devant lui, et il joignit les mains en un geste de bénédiction.

Makoto sortit du jardin avec moi. Il me regardait avec curiosité.

— Jusqu’où va la finesse de votre ouïe ? demanda-t-il doucement.

Je regardai autour de nous. Les guerriers Tohan se trouvaient avec sire Shigeru en haut de l’escalier.

— Pouvez-vous entendre ce qu’ils disent ?

Il mesura l’espace du regard avant de répondre :

— Seulement s’ils se mettent à crier.

— J’entends la moindre de leurs paroles. J’entends les gens dans le réfectoire, en bas, et je puis vous dire combien ils sont.

Je m’interrompis, car je venais de m’apercevoir qu’ils devaient être une multitude.

Makoto rit brièvement, avec un mélange de stupeur et d’approbation.

— Comme un chien ?

— Oui, comme un chien.

— Vos maîtres doivent vous trouver utile.

Ses paroles me frappèrent. J’étais utile à mes maîtres, à sire Shigeru, à Kenji, à la Tribu. J’étais né avec des talents obscurs que je n’avais pas demandés, mais que je ne pouvais m’empêcher de tester et de perfectionner, et c’était à eux que je devais ma situation actuelle. Sans eux, je serais sans doute mort. Avec eux, je m’enfonçais chaque jour davantage dans ce monde de mensonge, de dissimulation et de vengeance. Je me demandai dans quelle mesure Makoto me comprendrait, et j’aurais aimé partager avec lui ces pensées. Je ressentais pour lui une sympathie spontanée, et même plus que de la sympathie : de la confiance. Mais les ombres s’allongeaient, nous approchions de l’heure du coq. Il fallait partir, si nous voulions rentrer à Yamagata avant la nuit. Le temps manquait pour les confidences.

En descendant les marches avec lui, je découvris qu’effectivement une foule énorme s’était massée près de l’hôtellerie.

— Ils sont ici pour la fête ? demandai-je à Makoto.

— En partie, répondit-il.

Puis il me murmura en aparté, de façon que personne d’autre ne puisse l’entendre :

— Mais c’est surtout la nouvelle de la visite de sire Otori qui les a amenés en ces lieux. Ils n’ont pas oublié comment les choses se passaient avant Yaegahara. Nous non plus, du reste. Adieu, me dit-il comme j’enfourchais Raku. Nous nous reverrons.

Sur le chemin de la montagne comme sur la grand-route, la même scène se répéta. Les gens étaient venus en masse dans l’espoir d’apercevoir de leurs propres yeux sire Shigeru. Il y avait quelque chose de surnaturel à voir ces hommes et ces femmes silencieux se prosterner sur notre passage puis se relever pour nous suivre du regard, le visage sombre, les yeux brûlants.

Les Tohan étaient furieux, mais impuissants. Ils chevauchaient à quelques pas devant nous, cependant j’entendais leurs chuchotements aussi clairement que s’ils m’avaient parlé à l’oreille :

— Qu’est-ce qu’a fabriqué Shigeru au temple ? demanda Abe.

— Il a prié, puis parlé avec le prêtre. On nous a montré les œuvres de Sesshu et le gamin a peint un moment.

— Je me fiche de ce que faisait le gamin ! Shigeru est-il resté seul avec le prêtre ?

— Pas plus de quelques minutes, mentit le jeune homme.

Le cheval d’Abe s’élança en avant. Dans sa colère, le guerrier devait avoir tiré brusquement sur la bride.

— Il ne complote rien du tout, dit son compagnon juvénile avec désinvolture. Ce n’est pas la peine de se creuser la tête sur son comportement. Il se rend tout bonnement à son mariage. Je ne comprends pas pourquoi vous êtes si inquiet. Ces trois hommes sont inoffensifs. Idiots, si vous voulez, ou même lâches, mais inoffensifs.

— C’est toi l’idiot si tu crois une chose pareille, gronda Abe. Shigeru est beaucoup plus dangereux qu’il ne le semble. Il n’est pas lâche, pour commencer. Il est patient. Et aucun autre seigneur des Trois Pays n’a un tel ascendant sur le peuple !

Ils chevauchèrent un instant en silence, puis Abe marmonna :

— Au premier signe de trahison, nous le tenons.

Ces mots flottèrent jusqu’à moi, dans l’atmosphère délicieuse de ce soir d’été. Le jour tombait quand nous arrivâmes au fleuve, et les lucioles illuminèrent un crépuscule bleu parmi les joncs. Sur la rive, les feux de joie flamboyaient déjà en l’honneur de la seconde nuit de la fête des Morts. La nuit précédente avait porté le sceau du deuil et de la tristesse. Aujourd’hui, l’ambiance était plus agitée, parcourue par un courant souterrain d’effervescence et de violence. Les rues étaient remplies par une foule qui devenait plus dense aux abords des douves. Les gens avaient les yeux fixés sur la première porte du château.

En passant, nous vîmes que quatre têtes étaient exposées au-dessus de la porte. On avait déjà retiré les corbeilles du mur.

— Leur mort a été rapide, me dit sire Shigeru. Ils ont eu de la chance.

Je ne répondis pas. Je regardais dame Maruyama : après un coup d’œil furtif sur les têtes, elle s’était détournée, pâle mais impassible. Je me demandai ce qu’elle pensait, si elle priait.

La foule affluait avec un grondement sourd de bête qui s’approche avec douleur de l’abattoir, alarmée par l’odeur de sang et de mort.

— Ne traînez pas, lança Kenji. Je vais aller aux nouvelles. Je vous retrouverai à l’auberge. N’en sortez sous aucun prétexte.

Il appela un palefrenier, descendit de cheval et confia les rênes à l’homme avant de disparaître dans la cohue.

Alors que nous tournions dans la grand-rue que j’avais descendue en courant la nuit passée, un escadron de guerriers Tohan, le sabre au poing, se dirigea vers nous au galop.

— Sire Abe ! cria l’un d’eux. Nous allons nettoyer les rues. La ville est en ébullition. Mettez vos hôtes en sûreté et postez des gardes aux entrées.

— Pourquoi tout ce désordre ? demanda Abe.

— Les criminels sont tous morts dans la nuit. Un homme prétend qu’un ange est venu les délivrer !

— La présence de sire Otori n’arrange pas la situation, remarqua aigrement Abe tout en nous reconduisant en hâte à l’auberge. Nous reprendrons notre voyage dès demain.

— La fête n’est pas terminée, observa sire Shigeru. Voyager le troisième jour ne peut que nous porter malheur.

— Nous n’y pouvons rien ! Rester ici risquerait d’être encore plus funeste.

Il avait tiré son sabre et le faisait tournoyer pour se frayer un chemin à travers la foule.

— À genoux ! hurlait-il.

Effrayé par le bruit, Raku s’élança en avant et je me retrouvai près de Kaede, dont le genou frôlait le mien. Les chevaux rapprochèrent leurs deux têtes, se rassurant mutuellement par leur présence. Ils trottèrent de conserve tout le long de la rue avec une cadence parfaite.

Les yeux fixés devant elle, Kaede me dit d’une voix si basse que je pouvais seul la distinguer au milieu du tumulte qui nous environnait :

— Je voudrais que nous puissions être seuls l’un avec l’autre. Il y a tant de choses que j’aimerais savoir de vous. Je ne sais même pas qui vous êtes en réalité. Pourquoi faites-vous exprès de vous rabaisser ? Pourquoi dissimulez-vous votre adresse ?

J’aurais aimé chevaucher ainsi à son côté pour l’éternité, mais la rue n’était pas assez longue et j’avais peur de lui répondre. Je fis avancer mon cheval, comme si Kaede m’était indifférente, mais mon cœur battait à tout rompre au souvenir de ses paroles. C’était tout ce que je désirais : être seul avec elle, révéler ma personnalité cachée, renoncer aux secrets et aux tromperies, être étendu près d’elle, sa peau contre ma peau.

Serait-ce possible un jour ? Seulement si Iida mourait.

Arrivé à l’auberge, j’allai vérifier qu’on s’occupait bien des chevaux. Les guerriers Otori qui étaient restés sur place m’accueillirent avec soulagement. Ils avaient tremblé pour notre sécurité.

— La ville s’est embrasée, dit l’un d’eux. Un faux mouvement, et on se battra dans les rues.

— Quelles sont les nouvelles ? demandai-je.

— Les Invisibles que ces salauds torturaient, quelqu’un est parvenu à les approcher et à les tuer. Incroyable ! Et un bonhomme s’est mis dans la tête qu’il avait vu un ange !

— Ils savent que sire Otori est ici, ajouta un autre. Ils se considèrent toujours comme des Otori. Je crois qu’ils en ont marre des Tohan.

— Avec cent hommes, nous pourrions prendre cette ville, marmonna le premier.

— Ne dites jamais ces choses, même pas à vous-mêmes, même pas à moi, les exhortai-je. Nous n’avons pas cent hommes à notre disposition. Nous sommes à la merci des Tohan. Nous sommes censés être au service d’une alliance, et nous devons paraître fidèles à ce rôle. La vie de sire Shigeru en dépend.

Ils continuèrent à grommeler tout en dessellant les chevaux et en leur donnant à manger. Je les sentais tout près de s’enflammer, brûlants du désir de laver d’anciennes injures et de régler de vieux comptes.

— Si l’un de vous donne un seul coup de sabre à un Tohan, il me le paiera de sa vie ! m’écriai-je avec colère.

Cette menace ne les impressionna guère. Ils avaient beau mieux me connaître qu’Abe et ses hommes, à leurs yeux j’étais toujours le jeune Takeo, au goût un peu trop marqué pour les études et la peinture, même si je savais maintenant manier honorablement le sabre. Un garçon gentil – trop, gentil. L’idée que je puisse vraiment tuer l’un d’eux les faisait sourire.

Je craignais leur imprudence. Si un combat éclatait, j’étais certain que les Tohan en profiteraient pour accuser sire Shigeru de trahison. Il fallait à tout prix éviter un incident qui nous empêcherait d’arriver à Inuyama sans éveiller les soupçons.

Quand je quittai les écuries, j’étais en proie à une migraine lancinante. J’avais l’impression de n’avoir pas dormi depuis des semaines. Je me rendis au pavillon de bains, où je fus accueilli par la servante qui m’avait servi du thé le matin et proposé de faire sécher mes vêtements. Elle frotta mon dos et massa mes tempes, et elle aurait sans doute été prête à faire davantage pour moi si je n’avais été si fatigué et si obsédé par la pensée de Kaede. La fille me laissa macérer dans l’eau chaude, mais me chuchota au moment de se retirer :

— Vous avez fait du beau travail.

J’étais en train de m’assoupir, mais sa réflexion me réveilla en sursaut.

— Quel travail ? demandai-je, mais elle était déjà partie.

Mal à l’aise, je sortis du baquet et retournai dans ma chambre, en sentant encore une douleur sourde vriller mon front.

Kenji était rentré. Je l’entendis converser à voix basse avec sire Shigeru. Ils s’interrompirent à mon arrivée, et me regardèrent fixement. Je lus sur leurs visages qu’ils étaient au courant. Kenji dit simplement :

— Comment ?

Je tendis l’oreille. L’auberge était calme, les Tohan écumaient encore les rues. Je chuchotai :

— Deux avec du poison, un avec une corde, un de mes propres mains.

Il secoua la tête :

— C’est presque incroyable. Dans l’enceinte du château ? Seul ?

— Je ne me souviens pas de grand-chose, répliquai-je. Je pensais que vous seriez fâché contre moi.

— Pour être fâché, je suis fâché ! s’exclama-t-il. Je suis même furieux. Tu as vraiment fait l’idiot. En toute logique, nous devrions être en train d’assister à ton enterrement.

Je me raidis dans l’attente d’une de ses taloches, mais il m’embrassa en s’écriant :

— Je dois m’attacher à toi ! Je n’ai pas envie de te perdre.

— Je n’aurais pas cru que c’était possible, renchérit sire Shigeru qui apparemment ne pouvait s’empêcher de sourire. Notre plan va peut-être réussir, après tout !

— Les gens dans la rue disent que ce doit être un coup de Shintaro, observa Kenji. Même si personne ne sait qui a pu le payer, ni pourquoi.

— Shintaro est mort, objectai-je.

— Nous ne sommes pas nombreux à le savoir. Du reste, à en croire la plupart des commentaires, le responsable des faits est une sorte d’esprit céleste.

— Un homme m’a aperçu, le frère d’un des morts. Il a vu mon second moi et quand celui-ci s’est évanoui, il a pensé qu’il s’agissait d’un ange.

— Pour autant que je puisse en juger, il n’a aucune idée de ton identité. Il faisait sombre, il ne t’a pas vu distinctement. Il a vraiment cru à cette histoire d’ange.

— Mais qu’est-ce qui t’a poussé à agir, Takeo ? demanda sire Shigeru. Pourquoi prendre un tel risque maintenant ?

Une nouvelle fois, ma mémoire me faisait défaut.

— Je ne sais pas, je n’arrivais pas à dormir…

— C’est cette douceur qu’il a au fond de lui, expliqua Kenji. C’est elle qui le pousse à agir par compassion, même quand il tue.

— Une des servantes de l’auberge est au courant de quelque chose, intervins-je. Elle a emporté mes vêtements mouillés, ce matin, et elle vient de me dire à l’instant…

— Elle est des nôtres, m’interrompit Kenji.

En l’entendant, je me rendis compte qu’en fait j’avais toujours su qu’elle faisait partie de la Tribu.

— Bien entendu, les gens de la Tribu ont tout de suite soupçonné la vérité. Ils savent que Shintaro est mort, et que tu accompagnes sire Shigeru. Aucun d’entre eux n’arrive à comprendre que tu n’aies pas été pris sur le fait, mais ils savent aussi que tu es le seul à avoir pu commettre un tel acte.

— Peut-il rester secret, cependant ? demanda sire Shigeru.

— Personne ne trahira Takeo auprès des Tohan, si c’est ce que vous voulez dire. Et ces brutes semblent n’avoir aucun soupçon.

Kenji se tourna vers moi.

— Tes talents d’acteur sont en progrès. Même moi, j’aurais eu peine à te prendre pour autre chose qu’un lourdaud bien intentionné, aujourd’hui.

Le seigneur retrouva le sourire. Mais Kenji poursuivit, d’un ton faussement négligent :

— Cela dit, Shigeru, je connais vos projets. Je sais que Takeo est d’accord pour vous aider à les exécuter. Mais, après cet épisode, je ne crois pas que la Tribu l’autorisera à rester avec vous encore longtemps. Il est certain maintenant qu’ils vont vouloir le récupérer.

— Nous n’avons besoin que d’une semaine, chuchota sire Shigeru.

Je sentis monter dans mes veines un flot obscur, noir comme de l’encre. Levant les yeux, je regardai le seigneur en plein visage – ce que je n’osais que rarement, même maintenant. Nous échangeâmes un sourire. Jamais nous n’étions aussi proches que dans notre accord tacite pour le meurtre.

Nous entendions des cris sporadiques s’élever dans les rues, une rumeur d’hommes s’enfuyant en courant, de chevaux au galop, de feux grésillants, qui culmina en un concert de hurlements et de lamentations. Les Tohan nettoyaient les rues, en imposant de force le couvre-feu. Au bout d’un moment, le tumulte s’apaisa et ce fut de nouveau la paix d’une soirée d’été. La lune s’était levée, inondant de clarté la ville. J’entendis des chevaux pénétrer dans la cour de l’auberge, et la voix d’Abe. Quelques instants plus tard, on frappa discrètement à la porte et des servantes entrèrent avec les plateaux du souper. L’une d’elles était la fille qui m’avait parlé aux bains. Après le départ de ses compagnes, elle nous servit puis dit à Kenji d’une voix tranquille :

— Sire Abe est rentré. Il y aura des gardes supplémentaires devant les chambres cette nuit. Les hommes de sire Otori doivent être remplacés par des soldats Tohan.

— Ils vont être furieux, dis-je en me rappelant l’agitation de nos guerriers.

— Voilà qui ressemble à une provocation, murmura sire Shigeru. Sommes-nous l’objet de soupçons particuliers ?

— Sire Abe est rempli d’inquiétude et de colère face à l’ampleur des troubles qui ont secoué la ville, répondit la servante. Il dit qu’il a pris ces mesures pour assurer votre protection.

— Voudriez-vous demander à sire Abe d’avoir la bonté de venir me voir ?

La servante s’inclina puis sortit. Nous mangeâmes notre souper presque sans échanger un mot. Vers la fin du repas, sire Shigeru commença à parler de Sesshu et de ses peintures. Il sortit ma copie du cheval et la déroula.

— C’est une pièce fort plaisante, commenta-t-il. Une copie fidèle, mais où tu as mis quelque chose de toi. Tu pourrais devenir un véritable artiste…

Il n’acheva pas sa phrase, mais je complétai en moi-même sa pensée : « Dans un monde différent, dans une autre vie, dans un pays qui ne serait pas régi par la guerre. »

— Le jardin est splendide, observa Kenji. Malgré sa taille réduite, je le trouve plus exquis que les témoignages plus imposants de l’art de Sesshu.

— Je suis d’accord, déclara sire Shigeru. Bien sûr, le site de Terayama est incomparable.

J’entendis Abe s’approcher d’un pas lourd. Quand la porte s’ouvrit, je demandai d’un ton humble :

— Pouvez-vous m’expliquer la disposition des rochers, sieur Kenji ?

— Sire Abe, lança le seigneur. Entrez, je vous prie.

Il appela la servante :

— Apportez du thé frais et du vin.

Abe s’inclina avec une certaine désinvolture, et s’installa sur les coussins.

— Je ne resterai pas longtemps : je n’ai pas encore soupé, et nous devons être sur la route demain à la première heure.

— Nous parlions de Sesshu, dit sire Shigeru.

On apporta le vin et il remplit une coupe pour Abe.

— Un grand peintre, approuva Abe en buvant goulûment. Il est regrettable qu’en notre époque troublée l’artiste soit moins important que le guerrier.

Il me jeta un regard méprisant, qui me convainquit que je n’avais pas été percé à jour.

— La ville est tranquille, maintenant, mais la situation demeure préoccupante. Je crois que mes hommes vous offriront une meilleure protection.

— Le guerrier est indispensable, dit sire Shigeru. C’est pourquoi je préfère avoir mes propres hommes autour de moi.

Dans le silence qui s’ensuivit, je perçus clairement la différence entre eux. Abe n’était rien de plus qu’un hobereau monté en grade. Sire Shigeru, lui, était l’héritier d’un clan ancien. Même si cela lui faisait mal au cœur, Abe devait se soumettre à sa volonté. Il fit la moue, avant de concéder finalement :

— Si c’est vraiment ce que veut sire Otori…

— Je le veux, dit le seigneur avec un léger sourire en remplissant de nouveau la coupe.

Après le départ d’Abe, sire Shigeru me lança :

— Reste avec les gardes cette nuit, Takeo. Qu’ils sachent qu’au moindre incident, je n’hésiterai pas à les livrer à Abe pour qu’il les châtie. Je redoute un soulèvement prématuré alors que nous sommes si près du but.

Je m’attachai à ce but avec une telle obstination que je n’accordai pas davantage d’attention aux visées de la Tribu sur ma personne, dont Kenji nous avait pourtant rappelé l’imminence. Je me concentrai tout entier sur Iida Sadamu, terré dans son repaire d’Inuyama. J’allais arriver jusqu’à lui en déjouant les embûches de la voie du rossignol. Et je le tuerais. Même la pensée de Kaede ne faisait que renforcer ma résolution. Je n’avais pas besoin d’être un Ichiro pour calculer que si Iida mourait avant le mariage de la jeune fille, elle serait libre de m’épouser.

Clan Des Otori
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